Jour 49 de notre carnet de bord et la première depuis le début du déconfinement.
Avec " le jour où je suis devenu vieux.." Dominique Vidal dresse un bilan au vitriol de l'action gouvernementale de la crise COVID. Il y poursuit sa mobilisation contre la circulaire du 19 mars poussant les hôpitaux à limiter l'accès des personnes «fragiles» à la réanimation et arguments à l'appui démontrent les dérives extrêmes auxquelles conduit une gestion sanitaire et hospitalière reposant sur les objectifs financiers.

Dominique Vidal est historien et journaliste, spécialiste des relations internationales et notamment du Proche-Orient, membre du Bureau de l'Iremmo, collaborateur bénévole de La Chance. Il a exercé à La Croix et a été rédacteur en chef du Monde Diplomatique où il continue de collaborer. Il a aussi été directeur international du Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ)[5] et président de l'Association européenne de formation au journalisme (AEFJ).

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Le jour où je suis devenu vieux

«Je respecterai toutes les personnes, leur autonomie et leur volonté,
sans aucune discrimination selon leur état ou leurs convictions.
J'interviendrai pour les protéger si elles sont affaiblies,
vulnérables ou menacées dans leur intégrité ou leur dignité.
Même sous la contrainte, je ne ferai pas usage de mes connaissances
contre les lois de l'humanité.(…)
Je ferai tout pour soulager les souffrances.
Je ne prolongerai pas abusivement les agonies.
Je ne provoquerai jamais la mort délibérément. »
Extrait du Serment d’Hippocrate, version 2012.

Le 18 juin prochain, j’aurai 70 ans. Jamais jusqu’ici je ne m’étais senti « vieux ». En bonne santé physique et (je crois) mentale, j’ai la chance de partager la vie d’une femme que j’aime depuis plus de quarante ans et d’avoir deux grands enfants passionnants et passionnés. Je profite depuis bientôt dix ans, avec bonheur, d’une retraite active. Outre les livres que j’écris ou dirige et les articles que je publie, trois associations me mobilisent (bénévolement) : La Chance pour la diversité dans les médias, qui prépare chaque année avec succès des dizaines d’étudiants boursiers aux concours des écoles de journalisme ; l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (Iremmo), qui m’a confié l’animation de ses « Midis » ; et Ciné-Histoire, dont le ciné-club et les séances spéciales entretiennent la mémoire des Résistances. Sans oublier les conférences : Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron m’a amené dans plus de cent villes en deux ans.
Bref, j’abordais sereinement le tournant de la septantaine. Et voilà qu’à la mi-mars la télévision m’apprend que 80 % des victimes du Covid-19 ont… 70 ans et plus ! La proportion, hélas, n’a pas diminué depuis. À l’heure où j’écris ces lignes, on recense plus de 16 000 morts à l’hôpital, 10 000 en EHPAD et près de 10 000 à domicile (non comptabilisés officiellement), soit un total de 36 000 décès, dont plus de 80 % de « vieux ». Car ce qualificatif, chacun nous l’a fait comprendre, caractérise les septuagénaires – et plus si affinités.
Battue à plates coutures, la canicule de 2003 : la pandémie de Codiv-19 se solde, en France, par une véritable hécatombe parmi les « anciens ». Emmanuel Macron, Édouard Philippe, Olivier Véran and Co ne portent évidemment pas la responsabilité de l’apparition du virus. De là à invoquer la fatalité, il n’y a qu’un pas… à ne pas franchir. Car d’autres États ont fait face avec beaucoup plus de succès. De la Corée du Sud au Vietnam, de Hong Kong à Taïwan, du Japon à la Thaïlande, les leçons tirées des épidémies précédentes de Sras et de Mers – que nous aurions pu étudier – ont conduit à une même stratégie victorieuse : tester toute la population, ne confiner que les malades, équiper de masques les personnes saines. Idem en Europe, où l’Allemagne (avec 30 000 lits équipés contre 5 000 en France), l’Autriche et la République tchèque obtiennent des résultats remarquables avec des variantes de la même démarche.
Nos irresponsables ont fait l’exact contraire. Et pour cause : nous manquions de tous les instruments nécessaires, masques, tests, gel et respirateurs. Quand le roi est nu, il cache sa nudité. D’où ces mensonges en série, dont « Si Bête » restera à jamais le symbole ridicule et qui interdirent toute stratégie cohérente. La Macronie n’est pas seule en cause : la destruction du stock stratégique de masques commence en 2011, celle de 100 000 lits d’hôpital s’étale sur vingt ans…
Cette pénurie de moyens, au moment où les patients les plus gravement atteints affluent à l’hôpital, débouche sur l’horreur : des personnes « fragiles » – « vieilles » ou atteintes d’autres maladies sévères ou simplement obèses, voire alcooliques – sont abandonnées à leur sort. C’est lorsque j’entends les termes de « tri » et de « triage », que certains journalistes prononcent légèrement, que me revient le souvenir du génocide des malades mentaux entrepris en Allemagne officiellement de l’été 1939 à l’été 1941 – et après, officieusement. Cette première page du génocide nazi était à peine connue en France lorsque je travaillais, il y a vingt ans, sur mon livre Les historiens allemands relisent la Shoah. Je me souviendrai tout le reste de ma vie des heures fiévreuses passées à lire ces pages épouvantables.
Comparaison n’est pas raison. Nul n’a décidé d’un « génocide des vieux ». La plupart des médecins et tout le personnel des hôpitaux s’efforcent jour et nuit de les sauver. Ceux des EHPAD, abandonnés à leur sort, tentent comme ils peuvent de protéger leurs pensionnaires. Mais le vocabulaire de quelques journalistes cyniques rappelle trop celui des organisateurs de l’Opération Euthanasie pour se taire plus longtemps. Sur mon blog de Mediapart, j’écris le 10 avril une première mise en garde intitulée « Euthanasie ? » M’inquiétant du « triage » dont la rumeur monte, je rappelle ce que fut l’Aktion T4 et au nom de quels « arguments » elle extermina en deux ans 100 000 des 300 000 malades mentaux allemands.
Quatre jours plus tard, le président de la République annonce le déconfinement pour le 11 mai – sauf pour les « personnes âgées », obligatoirement confinées pour une plus longue période. Je réagis avec un article intitulé « Halte au racisme anti-vieux ». J’y interroge la notion : « Pour prendre un exemple au hasard, à 67 ans, Brigitte Macron est-elle vieille ? » Mais je demande aussi « comment, juridiquement, Emmanuel Macron justifiera le fait de discriminer une catégorie de Français, en l’occurrence sur la base de leur âge, et de la priver de la liberté fondamentale de mouvement ». Et je conclus : « Ne serait-il pas enfin paradoxal que des millions d’aînés, qui ont donné toute leur vie active à la société française et continuent à l’animer bénévolement, soient condamnés à une forme d’emprisonnement, même s’ils sont en bonne santé, parce que les autorités sont incapables de détecter et de confiner les personnes malades ? »
Ces questions, je ne suis évidemment pas le seul à les poser. Deux intellectuelles dont j’apprécie beaucoup le travail, Sonia Combe et Régine Robin, me proposent de lancer ensemble un « Manifeste des “vieilles et vieux” réfractaires ». En une journée, les 121 premières signatures – référence symbolique à l’appel à l’insoumission contre la guerre d’Algérie – sont rassemblées, et la pétition publiée à la « une » de Mediapart. Sa conclusion : « Si Emmanuel Macron confirme que, malgré le déconfinement annoncé pour le 11 mai, les « aînés » devront rester confinés, nous, soussigné.e.s réfractaires, déclarons que le 11 mai, nous aussi, nous sortirons. Et, comme le chantait Boris Vian, “prévenez les gendarmes que nous n’aurons pas d’armes et qu’ils pourront tirer”… »
Un millier de personnes se joignent à nous en une journée, au terme de laquelle le président fait volte-face : d’obligatoire, le confinement prolongé des « vieux » devient volontaire. Il faut dire que des voix courageuses se sont fait entendre : Axel Kahn, Jacques Toubon, Serge Klarsfeld, Marie de Hennezel... Sous le titre « Vieilles et vieux réfractaires, soyons vigilants », Mediapart publie notre ultime appel : « Chat échaudé craint l’eau froide. Comme Emmanuel Macron n’en est pas à sa première volte-face dans la gestion de l’épidémie, soyons prudents et vigilants. Le chef de l’État doit le savoir : s’il changeait à nouveau d’avis et revenait à cette mesure discriminatoire envers les “anciens”, ceux-ci se dresseraient à nouveau pour la défense de leurs droits et libertés et, du même coup, de la Constitution. »
Incroyable dégradation de statut. Hier, le gouvernement nous jugeait aptes à travailler jusqu’à l’âge-pivot de 64 ans, voire plus. Nos chaînes de télépropagande louaient ces « aînés » soucieux d’aider leurs enfants et de s’occuper de leurs petits-enfants. Sans parler des milliers d’associations dont la majorité des animateurs – et souvent, hélas, des militants – ont des cheveux gris ou blancs. Bref, nous étions, malgré notre âge, un pilier de la société. Et voilà qu’en quelques jours d’épidémie, nous en devenions un rebut, tout juste bon à rester enfermés jusqu’à la Saint-Glinglin. Sic transit gloria mundi…
Le pire est encore à venir. Le « triage », de rumeur, devient directive d’État. Le 22 avril, Le Canard enchaîné révèle, sous le titre « Les vieux ont-ils été privés de réa ? », l’existence d’une circulaire venue du ministère de la Santé, datée du 19 mars, appelant à « limiter fortement l’admission en réanimation des personnes les plus fragiles ». Avec succès : entre le 21 mars et le 5 avril, le pourcentage de patients de plus de 75 ans placés en réanimation tombe de 19 % à 7 %, et celui des plus de 80 ans de 9 % à 2 %. Bref, il faut sacrifier les vieux pour sauver les jeunes.
« Euthanasie ? Euthanasie ! » : ainsi s’intitule mon nouvel article sur le blog de Mediapart. « Le président de la République, son Premier ministre, son ministre de la Santé et le Directeur général de celle-ci doivent répondre à trois questions simples : 1) cette circulaire existe-t-elle ? 2) Qui l’a signée ? 3) De combien de personnes « fragiles » a-t-elle entraîné la mort ? » Et j’en ajoute une quatrième à l’intention de mes consœurs et confrères journalistes : « Pourquoi la plupart des médias n'ont-ils pas relayé cette information ? » Sauf, soyons juste, le journal de France 2, où Anne-Sophie Lapix l’évoque avec un des « médecins propagandistes »… pour la qualifier de fake – on attend encore la réponse du médiateur de France Télévision auquel un droit de réponse a été demandé.
Car, entre-temps, le doute n’est plus permis. Répondant à l’appel de ma page Facebook aux lecteurs, un membre du personnel hospitalier, écœuré par ladite circulaire, m’en fait parvenir le texte intégral. « La lecture de votre article “Euthanasie ? Non : Euthanasie !” m’a fait repenser – écrit-il – à un document découvert sur le site de la SFAR portant sur les recommandations relatives à la “Décision d’admission des patients en unités de réanimation et unités de soins critiques dans un contexte d’épidémie à Covid-19”. En lisant ce document, j'ai ressenti un réel malaise avec l'impression que chacun ne pourrait effectivement pas accéder à la réanimation faute d'un “équilibre entre les besoins médicaux et les ressources disponibles”. » Et de me fournir le lien vers le texte, ainsi que celui du site du ministère de la Solidarité et de la Santé qui le cite. « Quand je l’ai lu, conclut mon correspondant, j'ai également pensé que devoir être confronté à un tel choix pour les soignants et accompagnants de personnes âgées n'était pas normal. »
Le 28 avril, mon confrère Marc Endeweld et moi-même révélons le contenu de cet incroyable document. Marc, dans Le Média, écrit un article intitulé « Coronavirus : quand l’ARS conseille de laisser mourir ». Mon commentaire, sur Mediapart, s’appelle « Personnes âgées : voici la circulaire de la honte ». Nos analyses convergent : ce texte de l’Agence régionale de santé d’Île-de-France, « rédigé collégialement par un groupe d’experts régional : Élie Azoulay, Sadel Belloucif, Benoît Vivien, Bertrand Guidet, Dominique Pateron et Matthieu Le Dorze », exerce une pression autorisée sur les responsables hospitaliers afin qu’ils excluent les « personnes fragiles » de la réanimation. Cet appel à un « triage systématique » – dixit le docteur Pierre-Jacques Raybaud, scandalisé – se fixe-t-il pour but d’éviter les goulots d’étranglement ? Une phrase terrible affirme : « Nous considérons licite de ne pas admettre un patient en réanimation dès lors qu’il s’agit d’une obstination déraisonnable, y compris si une place de réanimation est disponible. »
Quant aux hommes et des femmes refusées en réanimation, la circulaire ne fait pas mystère de leur avenir : « Chez ces patients non-admis en soins critiques, les soins ne sont pas interrompus, mais s’intègrent dans le cadre d’un accompagnement en collaboration avec les spécialistes d’une telle prise en charge palliative afin d’assurer une absence de souffrance et une fin de vie digne et apaisée, en présence de leurs proches. » Et qu’en termes galants ces choses-là sont dites : en clair, les signataires envoient des milliers de « vieux » à la mort, dans les hôpitaux comme, on le saura bientôt, dans les EHPAD qui cherchent, presque toujours en vain, à faire hospitaliser leurs pensionnaires malades.
Plus terrible encore : selon certaines sources, l’État aurait autorisé temporairement, du 28 mars au 15 avril, le recours au Rivotril, un anti- epileptique et sédatif profond, pour donner la mort aux personnes âgées, sans intervention d’un juge, ni approbation collégiale de plusieurs médecins, ni consultation des familles et sans avis aux intéressés. Le décret existe effectivement : il date du 28 mars 2020 et porte le numéro 2020-360. On trouve des échos de son utilisation « pour éviter l’engorgement des hôpitaux » sur Internet, des manipulations mais aussi des témoignages de médecins. Seule une enquête judiciaire permettra de démêler le vrai du faux et de vérifier si ce produit a effectivement été utilisé pour euthanasier, passivement ou activement, des personnes âgées contaminées par le virus en EHPAD. L’article 2 de la loi du 2 février 2016 sur la fin de vie, rappelons-le, n’autorise l’arrêt des traitements d’un patient que « conformément à la volonté du patient et, si ce dernier est hors d'état d'exprimer sa volonté, à l'issue d'une procédure collégiale définie par voie réglementaire »
Qu’on se comprenne bien. Deux situations radicalement différentes se présentent. Il y a d’une part celle du médecin qui décide du sort de son patient et en assume la responsabilité, en son âme et conscience. Il en va ainsi depuis la nuit des temps et, si les proches d’un malade décédé jugent la décision contestable, ils peuvent porter plainte. Il y a d’autre part celle d‘un groupe de médecins qui, avec la caution d’un ministère, poussent vers la mort des milliers de personnes dites « fragiles » qu‘ils ne connaissent ni d’Ève ni d‘Adam, en incitant le personnel hospitalier à ne pas les admettre en réanimation.
Soyons clairs : même une situation d’urgence comme cette pandémie n’efface pas les droits fondamentaux des citoyens. A fortiori s’agissant de médecins, dont la loi suprême tient toute entière dans le serment d’Hippocrate. Cette morale professionnelle implique un devoir de désobéissance, dès lors qu’une directive, d’où qu’elle vienne, exige d’eux une action contraire à ce serment. C’était évidemment le cas face à une circulaire appelant à laisser – ou faire – mourir des milliers de patients dont le seul crime est l’âge et les maladies. Nul besoin d’être grand clerc pour comprendre que le texte de l’ARS d’Île de France avait pour but d’étouffer la voix de la conscience des médecins hospitaliers.
D’aucuns se sont d’ailleurs révoltés, comme ces cinq « toubibs » qui écrivent une lettre ouverte à Emmanuel Hisch, professeur d’éthique médicale à la faculté de médecine de l'université Paris-Saclay, lequel vient de déclarer : « La hiérarchisation des choix doit être faite selon des protocoles. Cela permet de neutraliser la responsabilité : le soignant a ainsi moins le sentiment d'assumer personnellement une décision à impact vital ». Les signataires rétorquent : « Nous médecins, répondent, ne pouvons choisir de soigner ou d'abandonner les malades selon des normes administratives qui nous imposeraient un tel tri, afin de “neutraliser notre responsabilité” comme vous osez l’écrire. » Et de réaffirmer : « La responsabilité est au centre de nos pratiques médicales (…) C'est en conscience que nous agissons et pensons nos actes. Cette conscience est la nôtre, elle ne peut être déléguée. Notre responsabilité est de ce fait individuelle. Nous ne pouvons accepter – sous aucun prétexte – de nous faire voler cette responsabilité, d’accepter que notre conscience soit subordonnée à des injonctions de nature économiques ou politiques. C'est aux médecins de décider. »
La nuit où j’ai reçu, lu et relu cette circulaire, je n’ai pas dormi. J’avais la nausée. Car ce texte représente un terrible bond en arrière, auquel ont contribué des intellectuels et des journalistes décidés à répandre à nouveau le poison eugéniste. Voilà André Comte-Sponville se demandant « ce que c'est que cette société qui est en train de faire de ses vieux la priorité des priorités » – quelle priorité ? pour mourir ? Fondatrice du Centre d’éthique clinique (sic), Véronique Fournier lâche : « Ce qui fait sens au plan éthique à 20 ans ne pèse pas le même poids à 70 ans. » Même refrain chez Emmanuel Todd : « On ne peut pas sacrifier la vie des jeunes et des actifs pour sauver les vieux. » Avec son style libéral-populiste, Christophe Barbier dénonce les soixante-huitards : « Ils ont vécu les années 60. Ils étaient jeunes au moment du rock’n roll. Ils ont épanoui leur sexualité entre la fin de la syphilis et le début du sida. Bref, ce sont des enfants gâtés. À un moment donné, pour sauver quelques vies de personnes très âgées, on va mettre des milliers de gens au chômage ? La vie n’a pas de prix. Mais elle a un coût pour l’économie. »
Du pur eugénisme. Là encore, comparaison n’est évidemment pas raison. Mais l’histoire montre qu’un engrenage effrayant peut happer nos sociétés : on commence par les vieux, on continue avec les handicapés, puis les obèses, voire les alcooliques. Et après ? Les juifs ? Les tsiganes ? Les musulmans ?
Historiquement, l’eugénisme a surtout fleuri en Occident, bien avant que l’Allemagne nazie le pousse jusqu’au génocide. Ce néologisme – des racines grecques eu (« bien ») et gennaô (« engendrer ») – apparaît première fois 1883 sous la plume du Britannique Francis Galton, cousin de Charles Darwin. Marqué par le livre de ce dernier, De l’origine des espèces par voie de sélection naturelle (dont il ne faut pas oublier sous-titre : La Préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie), Galton propose de perfectionner l’espèce humaine en agissant sur l’hérédité : positivement, en aidant à la reproduction des personnes les plus aptes ; négativement, en éliminant les individus inférieurs. L’anthropologue français Vacher de Lapouge, lui, substitue au triptyque « Liberté, égalité, fraternité » celui de « Déterminisme, Inégalité, Sélection ».
Et voilà que ces idées débouchent sur des lois. L’État d’Indiana adopte en 1907 la première au monde ordonnant la stérilisation contrainte des patients des hôpitaux psychiatriques. Il sera suivi jusqu’en 1950 par 33 autres États des États-Unis, avec le feu vert de leur Cour suprême (1927) : entre 1907 et 1972 (en Virginie), ils stérilisent 64 000 Américains de force. Sans compter les programmes d’euthanasie – souvent par gazage – massivement mis en œuvre en dehors de tout cadre légal…
L’eugénisme gagne aussi le Royaume-Uni. Winston Churchill ira jusqu’à proposer en 1911 de déporter 120 000 inadaptés mentaux dans les colonies. En 1913, une législation ambigüe autorise l’internement forcé en asile des malades mentaux pour les empêcher de procréer. D’autres États européens votent à leur tour, durant l’entre-deux guerres, des textes similaires : la Suisse en 1928, le Danemark en 1929, la Norvège et l’Allemagne en 1934, la Finlande et la Suède en 1935 – où le programme eugéniste sera mis en œuvre jusqu’en 1976, avec la stérilisation forcée de 63 000 personnes, notamment des femmes. Plus de 150 000 autres, mais « volontaires », seront pratiquées jusqu’en 1996. Le Canton de Vaud n’abolira sa propre loi qu’en… 1985 ! En France, pendant l’Occupation, le Prix Nobel Alexis Carrel participa à l’élimination, par la faim, de 40 000 malades mentaux. Et pourtant des rues portent encore son nom…
Nous n’en étions pas là ce printemps. Et pourtant, dans un discours contre la haine de l’autre, Antonio Gutteres, le secrétaire général de l’ONU, l’a souligné : « Les personnes âgées étant parmi les plus vulnérables face à la maladie, l’idée répugnante que l’on pouvait les sacrifier a commencé à se répandre. »
Paradoxalement, la catastrophe de la pandémie de Codiv-19, qui me fit vieillir en quelques jours, m’a finalement… rajeuni ! Car l’offensive populaire contre des dirigeants irresponsables, que la logique de la rentabilité a rendus incapables de faire face efficacement au défi, au point de menacer la vie de dizaines de milliers de citoyens âgés, exige une exceptionnelle mobilisation. Celle-ci devra se poursuivre au fur et à mesure du retour à la normale – s’il se produit vraiment. Il faudra exiger et obtenir, d’abord une Commission d’enquête absolument transparente, ensuite un procès de tous les (ir)responsables, enfin des condamnations autres que symboliques. Et les parents des victimes devront être indemnisées. Ce n’est qu’un début, le combat continue, comme on disait il y a cinquante-deux ans…
L’enjeu n’est pas catégoriel, encore moins corporatiste : c’est de l’avenir même de notre société qu’il s’agit. Simone de Beauvoir l’écrivait déjà voici un demi-siècle : « Les vieillards sont-ils des hommes ? À voir la manière dont notre société les traite, il est permis d'en douter. Elle admet qu'ils n'ont ni les mêmes besoins ni les mêmes droits que les autres membres de la collectivité. [...] Pour apaiser sa conscience, ses idéologues ont forgé des mythes, d'ailleurs contradictoires, qui incitent l'adulte à voir dans le vieillard non pas son semblable mais un autre. Il est le Sage vénérable qui domine de très haut ce monde terrestre. Il est un vieux fou qui radote et extravague. Qu'on le situe au-dessus ou en dessous de notre espèce, en tout cas on l'en exile. »