Jour 12. Maïté Pinero a d’abord été journaliste. Correspondante en Amérique Latine (1984-1989) pour L'Humanité, elle a "couvert" la guerre au Nicaragua, au Salvador, au Guatemala ainsi que la chute des dictatures (Haîti, Chili, Paraguay, etc). Aujourd’hui elle écrit dont le recueil de nouvelles Cremada. Elle a participé au roman collectif Catalans édité à Arcane 17 en septembre 2019.

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SEQUENCES ou ces derniers jours à Montreuil

Je n’ai pas le temps d’écrire. Écrire vraiment, c’est-à-dire comme on entre au couvent. Se plonger, obsédé, dans un sujet, une intrigue, une idée, sourd aux autres et au monde. La vie en ce moment est une série de séquences.
Je n’ai pas plus le loisir ou l’envie de me raconter la Belle au bois dormant et je n’ai pas à dissimuler ma plaque numérologique. C’est où l’on vit que l’on écrit et surtout où l’on agit.
Au demeurant, je n’ai ni enfants en bas âge, ni chien à promener. Juste un chat et (la chance !) un jardin dont mon Gribouille, est bien le seul à profiter.

Sitôt après la proclamation des résultats du premier tour aux municipales à Montreuil, la réélection du maire communiste et de la liste d’union, nous avions prévu d’aller nous reposer à Baillestavy dans le petit village perché et la maison familiale. Cependant, l’alerte était déjà donnée, les dangers du déplacement signalés et surtout la municipalité avait aussitôt créé la chaine de solidarité. Il fallait, de toute urgence, commencer par appeler des milliers de personnes âgées, recenser les besoins. Aujourd’hui il ne reste plus que 165 personnes à joindre, avant si besoin, de les signaler aux services municipaux, aux associations de solidarité.

TOUT UN MONDE
Dès que le message a circulé sur Facebook, (applaudir aux fenêtres pour encourager les soignants) on a envoyé l’invitation aux voisins. Nous étions quelques-uns le premier jour, rue de Stalingrad. Les applaudissements ont fusé, plus nourris, de la cité à l’angle Stalingrad-Condorcet, l’une de celles, claquemurée, où il a été si difficile d’entrer durant la campagne électorale. Paradoxalement, le confinement pousse à ouvrir les fenêtres et l’on se dit que des portes s’ouvrent peut-être, aussi dans les têtes. On ira vérifier, ensuite…
Le voisinage, la famille proche, la famille élargie, tout un monde se manifeste.
Ces derniers jours, à Montreuil, nous sommes passés des applaudissements aux banderoles aux balcons. La manifestation confinée s’est mise en marche. En attendant….

La solidarité se décline en phrases banales et gestes simples. Téléphoner aux voisins les plus âgés, s’enquérir de leur situation et de leurs besoins, les approvisionner en attestations de sortie s’ils n’ont pas internet, se mettre simplement à disposition.
Le souci est celui de la famille au loin. A la maison de retraite du sud où vit ma mère, ce n’est que ces derniers jours que les soignants ont reçu masques et gants de protection. Dans le grand est où se trouve ma belle-mère, aide-ménagères et infirmières continuent à la visiter et observent les précautions. On se demande quand on les reverra et si on les reverra. On sait que le virus interdit aussi les derniers adieux.

Par téléphone, sur WhatsApp, par mail, les messages donnent des nouvelles d’un bout de monde et se renseignent sur le nôtre. Avec les vieux collègues, ex correspondants de la presse communiste du monde entier à Cuba dans les années 80, nous croisons, diffusons les nouvelles et informations que chacun reçoit de ses amitiés en Amérique Latine. Pedro, ancien correspondant de l’agence cubaine Prensa Latina à Managua nous donne des nouvelles du Nicaragua, de Bolivie, où il aussi été en poste. Même inquiétude devant la progression de l’épidémie. Même crève-cœur devant ce médecin Bolivien qui pleure d’impuissance devant une caméra (« que dieu protège la Bolivie car le gouvernement ne fait rien ».)
Nos amitiés et relations passent par Cuba où la vague arrive. Nena et Felix qui s’occupaient de la maison des correspondants de l’Humanité, rue 23 vont bien. Soledad, la journaliste rebelle de « Juventud Rebelde », se préoccupe pour Isadora, sa fille, qui, revenue de Nancy, est en quarantaine et sous observation. Ruben, l’infirmier de Camaguey, interviewé autrefois à l’hôpital de Camaguey, n’a pas le temps d’envoyer des messages. On a découvert sa photo dans le groupe de la brigade médicale cubaine qui vient d’arriver en Lombardie. On va lui faire parvenir un petit bout de solidarité de Montreuil.
Le monde rétrécit. Il n’est ni si vaste ni si étranger quand la famille humaine se retrouve.

LA PREMIÈRE MANIFESTATION
Je ne peux pas m’empêcher de penser à la première manifestation du jour d’après. Je me demande comment nous arriverons à la faire démarrer : ce ne sera qu’une longue suite d’embrassades. Je me dis que vivement le retour à la normalité quand nous recommencerons à nous disputer. Et puis je me dis qu’après cela, il n’y aura plus de normalité.

138 RUE DE STALINGRAD
A quelques pas de chez moi, dans un entrepôt désaffecté, se sont installés 280 sans-papiers. Quand la municipalité a réquisitionné les locaux désaffectés de l’AFPA, pour y loger les résidents du foyer Bara qui vivaient dans des conditions indignes, cela a créée « un appel d’air », alimenté d’ailleurs par des groupuscules pour qui ces migrants ne sont que prétexte à taxer la municipalité d’impuissance. Vincennes est à deux pas et ne manque ni de moyens ni de locaux vides. Mais c’est tellement plus facile d’accuser justement les seuls élus qui accueillent et concentrent déjà le logement d’urgence et le logement social.

Les résidents ont été relogés mais les sans-papiers sont restés sur le carreau et squattent depuis un local dont le toit fuit. La municipalité a fourni des toilettes, des douches, et a signé un partenariat avec les Architectes de l’urgence pour tenter d’organiser l’espace exigu. Après maintes demandes à la préfecture, plusieurs dizaines de ces migrants viennent enfin d’être relogés à l’hôtel.

Les premiers jours, une chaine de solidarité s’est organisée dans la rue et une petite noria a circulé. Par petits pâtés de maisons, nous avons collecté vaisselle, vêtements, produits d’hygiène en urgence, acheminés peu à peu avec nos chariots de courses. L’Armée du salut est arrivée pour livrer des repas. Aujourd’hui, Emmaüs qui a reçu une subvention de la part de la mairie a pris le relais. Le Conseil de quartier, le Secours Populaire, plusieurs associations interviennent aussi. La préoccupation due à l’exiguïté des locaux, leur nombre demeure. Il a fallu intervenir pour leur envoyer deux médecins car eux-mêmes n’osaient les appeler de crainte de l’expulsion.

LA FAMILLE ELARGIE
« Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient frappés ». Depuis l’école primaire, tout le monde connait cette phrase de la fable de La Fontaine (les animaux malades de la peste). La médecin du travail Marie Pezé l’a ramenée dans l’actualité et nos mémoires avec son livre sur la souffrance au travail.
J’ai posté cette phrase sur Facebook après la mort de Jean Charles Nègre, succédant à celle de Lucien Sève, précédant celle de Daniel Davisse, sachant que d’autres amis et camarades étaient hospitalisés, certain commençant à peine à sortir du coma.
Un camarade m’a répondu en soulignant mon exagération et rapportant le nombre de décès à celui de la population française.
Les statistiques, très utiles pour l’analyse, ne racontent rien de la vie des gens. Surtout elles ne tiennent pas compte de la famille élargie qui va bien au-delà des liens du sang et des frontières.

LA PATRIE C’EST L’HUMANITE
Cuba compte aujourd’hui 240 cas confirmés de coronavirus et a enregistré 4 décès. La population est confinée, plus d’un millier de cas suspects sous observation étroite, 30 000 qui se sont trouvées en contact avec une personne infectée reçoivent deux fois par jour la visite du médecin de la famille. Créés dans les années 80, ces médecins existent dans chaque quartier et leur maison sert de dispensaire au quartier. Ils visitent régulièrement à domicile et tiennent à jour les carnets de santé de chaque membre de la famille. Ils sont les correspondants et les interlocuteurs de la polyclinique référente.

Cuba, actuellement en phase pré-épidémique (la chaîne de contamination des cas déclarés a été jusqu’ici tracée et se trouve sous surveillance) affronte la pandémie dans le contexte d’un blocus économique, commercial et financier exacerbé.
L’an dernier, l’Administration Trump a édicté 300 mesures afin de l’asphyxier, lui couper l’approvisionnement en combustible, ses sources de financement et l‘investissement étranger. Pour l’ile dont le tourisme, aujourd’hui tari, constituait une source majeure de devises, épidémie et blocus renforcé aboutissent à créer une situation de guerre. Le gouvernement réorganise une fois de plus l’économie pour mettre toutes ses ressources au service de la lutte contre le coronavirus et l’approvisionnement de la population.
Une après l’autre pourtant, les brigades médicales du contingent internationaliste Henry Reeve continuent à quitter l’Ile pour épauler leurs confrères du monde entier. 37 sont déjà parties, certaines venant renforcer celles déjà sur place (Angola, Venezuela, Nicaragua, Pérou, Haïti). Presque toutes les îles des Caraïbes et même la plus petite Saint Christophe et Nieves, ont déjà accueilli ces renforts.

Pour la première fois, l’Europe a aussi fait appel à Cuba : 65 professionnels de santé travaillent depuis une semaine à l’hôpital de campagne de Crema en Lombardie et une trentaine, salués à leur arrivée à Madrid par les klaxons des taxis, sont à pied d’œuvre dans la principauté d’Andorre.
Le gouvernement français vient enfin de signer le décret qui autorise des médecins diplômés à l’étranger à exercer sur notre territoire. La Martinique qui les réclame, la Guadeloupe, la Guyane et Saint Pierre et Miquelon vont pouvoir accueillir les brigades médicales cubaines. Elles en ont bien besoin.
Comme au temps de l’épidémie Ebola en Afrique, le monde redécouvre la solidarité cubaine et la puissance de santé que l’ile représente. Seuls les pays solvables seront facturés.

Ce 31 mars, on apprend qu’un avion en provenance de Managua (Nicaragua), rapatriant 220 touristes allemands a dû se poser à l’aéroport d’Holguín pour s’y ravitailler en carburant et plateaux- repas. Cuba annonce que bien que ses aéroports soient fermés, elle répondra à toutes les demandes d’urgence. Plusieurs pays des Caraïbes ont en effet refusé de recevoir le Boeing. Cela a aussi été le cas, il y a une semaine, quand les passagers britanniques d’un bateau de croisière infecté, refusés ailleurs (y compris par des pays membres du Commonwealth), ont été reçus, pris en charge médicalement puis rapatriés au Royaume Uni.

La patrie c’est l’humanité disent les Cubains. Eux disent ce qu’ils font et font ce qu’ils disent. Et disent et font en même temps.
Rien à mes yeux, ne dit autant l’état du rapport de forces dans le monde que ce blocus de Cuba, sans cesse condamné par l’ONU, le plus long, le plus injuste, le plus cruel de l’histoire. Ma génération a réussi à libérer Angela Davis et Nelson Mandela. Cuba s’est libérée elle-même il y a soixante ans. A quand un concert mondial pour la dégager des serres de l’empire ?