Jour 38 et « La meilleure année que les États-Unis aient jamais connue », une nouvelle féroce, noire à souhait de Maurice Gouiran.
Marseillais et auteur de polars, ses livres sont basés sur une documentation sans faille au ton caustique et à l’esprit libertaire. Il vient de publier « Tu entreras dans le silence » (éditions Jigal, février 2020) et participera au livre de nouvelles « Au bord de l’étang » consacré à l’étang de Berre.

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La meilleure année que les États-Unis aient jamais connue...

Washington, mercredi 4 novembre 2020, une heure du matin

La porte-fenêtre qui relie l'aile Ouest à la résidence exécutive s’entrouvre : l’American bully trottine, tout excité, et pénètre dans le Bureau ovale. Comme à son habitude, il tient à marquer son territoire par une série de jets d’urine. Quelques gouttes au pied de la cheminée, à l'extrémité nord de la pièce. Quelques gouttes sur la grandfather clock, l’horloge de plain-pied adossée au mur nord-est. Quelques gouttes sur l’immense tapis elliptique portant son sceau.
Ici, il est chez lui.

Comme avant.

Encore bien plus qu’avant, si l’on en croit les premiers résultats.
Il a tenu à se faire une beauté avant de s’adresser au peuple. Une jolie teinture orangée qu’il a toujours préférée aux poils gris de ceux de sa race. Il aurait également souhaité changer son prénom – Donald, c’est bon pour les canards ! - mais il y a renoncé par respect pour ses parents. Pour son père Fred, en particulier. Car c’est bien grâce à Fred qu’il est devenu milliardaire, puis président. Et puis, le respect de la famille, c’est important dans SON Amérique. Il doit montrer l’exemple, même s’il est vrai que s’appeler Donald pour un American bully, ça ne fait pas très sérieux. D’un autre côté, les chiens de Walt Disney, que ce soit Dingo ou Pluto, ne sont guère finauds… alors pourquoi ne pas accepter Donald, après tout ?

Il est radieux. Le parfum enivrant de son urine chargée baigne le bureau ovale, et il adore ça. Son succès est confirmé depuis deux bonnes heures, depuis qu’il a franchi la fameuse barre des 270 grands électeurs qui lui donnent la majorité.
Dès 22 heures, il a convoqué deux anciens secrétaires d’Etat, John, le terrier de Boston, et le doberman Rex, ainsi que le titulaire actuel du poste, l’Akita américain Mike. Le trio canin tournait en rond en l’attendant. Donald a souhaité une réunion en comité extrêmement réduit. Ce n’est pas qu’il apprécie particulièrement les trois lascars - il en a même viré deux comme des malpropres au printemps 2018 - mais il a constamment besoin de leur montrer qui est le maître. Il va prendre la parole à 2 heures, heure de Washington, et tient à tester sur ces imbéciles le contenu de son allocution.
Tous trois le félicitent. Ces hypocrites savent combien l’American bully est friand de compliments. Même si Rex et John se sont retrouvés à la rue (comme tant d’autres qui, avant eux, avaient pourtant eu l’impression de faire la pluie et le beau temps à la Maison-Blanche), ils se prosternent. Ils ont laissé leur fierté dans le vestibule, sans doute parce qu’ils attendent toujours quelques largesses de l’hôte du lieu. Pourquoi pas un gros nonosse bourré de quelques millions de dollars ?
- Jamais président ne connut pareil succès ! glousse Rex.
Rex, qualifié par Donald de « bête comme ses pieds » ne cultive pas la rancœur et sait s’asseoir opportunément sur son honneur. Le président retient un sourire face à une telle veulerie.
- C’est encore mieux que ce vieux bulldog de Reagan en 84 ! ajoute Mike.
On pensait que le record établi par l’acteur-bulldog – qui avait obtenu 525 grands électeurs, alors que l’inconsistant caniche Mondale avait dû se contenter de 13 voix – ne serait jamais battu.
- Vous avez pu avoir les dernières estimations ? s’enquiert Donald, l’œil gourmand, en s’adressant à son secrétaire d’Etat en poste.
- Mieux que ça : j’ai les derniers chiffres, Monsieur le Président… Les derniers chiffres officiels ! s’empresse de répondre l’obséquieux Mike. Vous en avez 529 et il en reste un en suspens. Cela fera donc 529 ou 530. Le record !
Donald gonfle sa poitrine, un filet de bave s’écoule de ses babines. Ah, sûr qu’il est heureux ! Ainsi, cet infâme bichon de Joe, ce répugnant ersatz de bolchevique sodomite, devra se contenter de 9 ou 10 grands électeurs !
Donald lance un long aboiement de satisfaction qui résonne dans le bureau ovale.
Bien entendu, il ne doutait pas de son élection. D’ailleurs, il ne doute jamais de rien. Les Etats-Unis ne se sont jamais aussi bien portés que depuis qu’il s’est installé à la Maison-Blanche, voici près de quatre ans. Il souhaitait, pour sa seconde élection, une victoire écrasante, un triomphe pour montrer à ceux qui le critiquent vertement, à tous ces intellos végétariens émasculés et férus de bicyclette, que son peuple l’adore.
Faut dire que le conard-virus lui a sacrément facilité la tâche…
Quelle ivresse d’être l’American bully le plus célèbre du monde, le président des Etats-Unis le mieux élu de tous les temps !
Donald prend une pose de condottiere pour poursuivre :
- Messieurs, je vais vous donner la primauté de mon discours. Vous me direz ensuite ce que vous en pensez…
Donald saute prestement sur le fauteuil présidentiel et pose ses papattes à plat sur le cuir tendu du plateau du Resolute desk, sans doute pour mieux dominer ses collaborateurs qui grimpent maladroitement sur les trois fauteuils qui lui font face.
- Je passe les salutations d’usage… J’en viens directement à mon propos, annonce-t-il d’un air goguenard.
Il se redresse et remet en place d’un geste de la patte une mèche indisciplinée qui paraît plus claire que les autres – une légère différence de teinte, sans doute volontaire et due à un excès de coquetterie - en grognant. Il note dans un coin de son petit cerveau qu’il faudrait arranger ça avant l’arrivée de l’équipe télé, puis débute son discours :
- 2020 est la meilleure année que les Etats-Unis aient jamais connue… aboie-t-il fièrement.
- Monsieur le Président, sauf votre respect … le coupe John, il est peut-être hasardeux d’affirmer cela aussi péremptoirement.
Celui qui n’est resté que vingt-cinq jours au secrétariat d’Etat essuie un regard noir.
- Je vous ai demandé de ne pas m’interrompre, de n’intervenir qu’à la fin !
- Bien sûr, Monsieur le Président. Je tenais juste à vous faire remarquer que l’épidémie de conard-virus a tué 437 000 de nos compatriotes depuis le printemps, et que ce n’est sans doute pas terminé. Les services d’urgence de nos hôpitaux sont …
- La santé du pays est une santé économique. E-co-no-mi-que ! le coupe sèchement Donald. Laissez-moi donc poursuivre !
Il lape un peu de Coca-Cola dans le bol posé sur le bureau, sans doute pour s’éclaircir la voix, puis reprend d’un ton plus apaisé :
- Je reviendrai sur nos morts plus tard… Mais sachez, messieurs, que, grâce à cette pandémie, nos entreprises dominent aujourd’hui leurs secteurs. Pendant que les autres nations se confinaient frileusement (il y avait de l’ironie dans sa voix), nous, nous avons bossé ! Ce pays ne sera grand que grâce à Dieu et au travail, martele-t-il avec emphase.
- Mais aussi grâce à vous, Monsieur le Président … renchérit Mike, toujours flagorneur.
- Et grâce à moi, bien entendu !
Donald se fend d’un large sourire carnassier, promène lentement son regard sur les trois nigauds, avant de reprendre sur un ton qu’il voudrait didactique :
- On constate aujourd’hui que notre économie n’a jamais été aussi florissante.
- Mais… tente de l’interrompre à nouveau John qui cherche une approbation dans le regard de Mike.
Peine perdue. L’ancien directeur de la CIA a passé sa vie à pourfendre les progressistes et n’a jamais été un grand altruiste. Il se fiche comme de sa première chemise du demi-million de morts que comptera le pays en fin d’année, l’important, c’est que la Bourse de New York soit au beau fixe.
- Laissez-moi terminer ! rugit Donald en montrant les crocs. Vous voulez des chiffres ? Eh bien, je vais vous en donner…
Il recherche sur son bureau une liasse de feuillets bourrés de statistiques et d’abaques.
- En voici... Industrie automobile : General Motors et Ford se placent aujourd’hui en tête des constructeurs avec respectivement 24 % et 19 % de parts de marché tandis que Toyota, Volkswagen, Honda et les autres s’effondrent… Industrie pétrolière : Exxon Mobil renforce sa position de leader ( il adresse un clin d’œil dépourvu d’aménité à Rex, l’ancien dirigeant de cette compagnie), Conoco Philips et Occidental Petroleum grimpent dans le top 5, tandis que BP, Total, China Petroleum ou Eni chutent lourdement… Agriculture : notre production de blé a doublé, elle est de plus de 100 000 tonnes et nous sommes devenu le premier producteur mondial. Les productions de l’Union européenne, de la Chine et de l’Inde ont été réduite de 50 %, celle de la Russie stagne…. Acier : les productions chinoise, japonaise et indienne se sont effondrées, la nôtre est passée de 81 millions de tonnes à plus de 100 millions…
Après chaque exemple cité, il froisse la feuille et la jette rageusement par terre.
- Je pourrais poursuivre cette énumération une heure durant, ajoute-t-il.
Il pose un regard hautain sur ses courtisans qui gardent les yeux baissés.
- Messieurs, un proverbe dit : « la nature a horreur du vide ». Pendant que les autres ont cru bon de se confiner, de se chouchouter, d’arrêter leurs usines et de stopper leurs échanges économiques, nous avons pris leur place !
- Fort bien, Monsieur le Président, mais si on en revenait à la remarque de notre collègue John, ose Rex.
Donald redresse son menton. Il a pris cette habitude en tombant par hasard sur un vieux documentaire où Mussolini, le matin ce Naples conquérant, s’adressait à la foule. Depuis, il adore les photos où on le voit ainsi, sûr de lui, dominateur face à une foule fanatique enthousiaste.
- Beaucoup de nos aînés sont morts pour que leur descendance puisse vivre dans un pays prospère. Ils se sont sacrifiés, ce sont des héros et je leur rendrai l’hommage de la nation qui leur est dû. Mais, entre nous messieurs, nous avons eu plus d’un million de morts et de blessés lors de la Seconde Guerre mondiale et, à ma connaissance, personne n’a jamais fait un procès à ce cocker boiteux de Roosevelt pour autant !
- Mais il n’y a pas que des vieux, il y a des jeunes aussi… insiste Rex.
Il ignore la remarque et leur lit d’un trait le discours qu’il va prononcer. Une autosatisfaction grandiloquente d’une demi-heure. Comme il l’a toujours fait, il affirme délibérément tout et son contraire. Qu’importe, il sait bien que les meutes incultes du Middle West et les canidés confits à l’eau bénite, fervents défenseurs du colt et du deuxième amendement, le suivront toujours aveuglément, quoi qu’il dise, quoi qu’il fasse.
Donald a affirmé que le conard-virus était une galéjade, ils l’ont cru. Il a prétendu que c’était la faute aux Européens, puis aux Chinois, puis à l’OMS, ils l’ont cru. Il a déclaré avoir trouvé l’antidote : se bourrer la gueule à l’eau de javel, ils l’ont cru.
L’important, pour que ça marche, c’est que ce soit toujours la faute des autres !
Il termine son allocution en répétant qu’une ère de prospérité sans pareille s’ouvre pour le pays, que l’Amérique n’a jamais été aussi riche, aussi puissante, que sa victoire personnelle éclatante sur le bichon, bolchévisant et délinquant sexuel notoire, prouve qu’il a toujours fait le bon choix, qu’il a la confiance de Dieu, et qu’il tient fermement la barre.
Évidemment, John, Rex et Mike n’ignorent rien de ce que Donald ne dira pas.
D’abord sur les mésaventures de l’infortuné bichon : qui a incité Fox News à diffuser des rumeurs sur ses penchants sexuels contre nature, illustrées de tas de photos compromettantes ? Le pizzagate avait été superbement efficace avec Hillary, la levrette hautaine, quatre ans plus tôt. Alors, on a remis ça, en plus fort encore, avec le piètre Joe…
Ensuite, on connaît sa modestie proverbiale. Alors, pourquoi se vanterait-il d’avoir su exploiter à merveille l’épidémie qui frappe le pays ?

En fait, il a fait d’une pierre deux coups. Outre l’embellie économique, il a réussi ce que tant d’autres n’ont jamais pu – ou su - réaliser : débarrasser la nation des chiens bâtards, des clébards inutiles, déliquescents et malades qui encombraient les rues des villes et terrorisaient les populations honnêtes.
Si le berger allemand Adolf avait été malin, il aurait utilisé le prétexte d’un virus plutôt que ses SS et ses camps de concentration pour se débarrasser des indésirables. Mais comme tous les bergers allemands, Adolf ne croyait qu’en la force brutale, l’imbécile, alors qu’il eut été facile de mettre une bonne épidémie de grippe sur le dos des cabots israélites, pédérastes ou bolcheviques …

De tout temps, les États-Unis ont été victimes d’une immigration sauvage. Des hordes de chiens morts de faim et prêts à tout y ont trouvé refuge, souvent illégalement. Ils sont venus pour voler le pain des citoyens toutous vertueux, violer leurs femmes et maltraiter leurs rejetons. Il y a eu ceux, squelettiques, venus d’Italie. Il y a eu les descendances de ces chiennes engrossées par des coyotes venus du Mexique et des pays d’Amérique latine. Il y a eu ces populations issues des copulations abjectes entre chiens et singes africains...
Le conard-virus a balayé tous ces dégénérés. Et ça n’a pas toujours été facile, il a fallu combattre les gouverneurs démocrates - ceux du Michigan, de la Virginie et du Minnesota en particulier - qui voulaient imposer le confinement ... Le confinement, c’était une invention des ennemis européens et chinois. Une stupide rigolade... Si on l’avait observé dès le début, le Queens aurait-il été épuré de sa racaille et la Louisiane de ses chiens-clowns africains ?
Parce qu’on a laissé faire ce conard-virus, le pays a été purifié.
Il ne reste plus aux Etats-Unis que des chiens de pure race, fringants et en parfaite santé.

L’équipe de la télévision arrive et s’installe dans le bureau ovale.
On maquille Donald. On domestique la mèche folle d’un jet de laque.
On le complimente.
C’est vrai qu’il est beau comme un camion.
L’horloge marque 2 heures 02 lorsqu’il entame son discours :
« 2020 est la meilleure année que les États-Unis aient jamais connue… » affirme-t-il en redressant le menton.
Dans les niches du Middle West, on exulte.
On danse, on boit, on aboie, on s’embrasse truffe contre truffe.
Le conard-virus, qui s’est discrètement invité aux meetings présidentiels, passe de l’un à l’autre.
Le conard-virus part à la conquête de l’ouest…